Dossier n° 7
L’histoire du mouvement ouvrier à travers la mémoire orale : une source incontournable ? par Florence Loriaux et Christine Machiels (CARHOP)

Ce texte, issu du rapport final de la Journée d'études "Histoire orale en Belgique" (CEGES,18 novembre 2011), s'intéresse à la mémoire orale ouvrière, en prenant pour exemple le travail réalisé par l'équipe du CARHOP.



3. Un projet en cours

La collecte de témoignages d’anciens travailleurs et travailleuses de la faïencerie Boch à La Louvière

Fort des acquis de l’expérience, le CARHOP inscrit l’histoire orale au cœur de ses projets, notamment dans le cadre d’une recherche actuelle sur la culture ouvrière (les cultures ouvrières) au sein de la faïencerie Boch à La Louvière.

Ce projet entre en résonance avec nos expériences passées ; il s’inscrit tout à la fois dans une logique de contribution à la recherche en histoire sociale, de collecte, conservation et valorisation d’un patrimoine, d’éducation permanente avec un groupe d’anciens travailleurs/travailleuses de chez Boch qui ont la volonté de se réapproprier leur propre histoire. Le projet Boch illustre toutefois les tensions, en même temps que les forces, résultant d’une combinaison de ces trois angles d’approche de la source orale.

Royal Boch, récemment déclarée en faillite, était la dernière faïencerie en activité en Belgique en 2010. Créée au milieu du XIXe siècle, elle est à l’origine du développement urbain de La Louvière. À la demande du Centre Kéramis, futur centre de la céramique, le CARHOP a réalisé une collecte de témoignages dont le but était de sauvegarder des savoirs-faire menacés de disparition. Si souvent, c’est le patrimoine artistique de la faïencerie qui est valorisé, à travers des artistes comme Charles Catteau et son style Art Déco, l’histoire et le quotidien des travailleurs de la faïencerie sont peu connus. Les interviews donnent la parole aux acteurs de Boch : ouvrier(ère)s, employé(e)s, syndicalistes, acteurs sociaux et politiques.

Cette enquête a été réalisée dans le cadre d’une approche des « métiers » et des « savoir-faire » de chez Boch. Les témoins abordent néanmoins différentes facettes de la sociabilité, du travail, des luttes sociales chez Boch. D’emblée, à l’écoute des ouvriers/ouvrières interrogés, on est surtout frappé par le sentiment ambivalent qui entoure la production Boch, particulièrement sur son caractère industriel vs artisanal. La complexité croissante de l’organisation industrielle de l’entreprise au cours de la seconde moitié du XXe siècle, s’accompagnant directement d’une dévalorisation du « savoir-faire », n’occulte aucunement l’importance de la dimension « artisanale », voire « artistique », dans le témoignage des travailleurs de chez Boch, y compris dans des étapes de la production qui s’apparentent pourtant davantage à l’un des maillons du travail à la chaîne (et ce qu’il suppose en termes de rythme et de conditions de travail).

Nous avons vraiment pris la mesure de cette ambivalence, qui traverse l’ensemble des interviews réalisées, qu’au cours de la collecte des témoignages. Elle n’est pas sans implication sur la démarche et provoque en partie la remise en question du projet portant sur les « savoir-faire » et « métiers » de chez Boch, tel qu’initialement formulé. En couplant la source orale à un travail de recherche historique plus approfondi, nous mesurions alors que notre recherche s’inscrivait elle aussi dans le cadre d’une construction mémorielle collective, et profondément vivante, qui fait de la faïencerie de Boch, et de son artisanat, l’un des symboles fort de la ville. Or, ce symbole était en premier lieu alimenté, puis instrumentalisé par les politiques patronales qui, sous couvert « d’artisanat », imposaient, encore en 2010, des conditions de travail d’un autre siècle, précisément celles dénoncées par le mouvement ouvrier.

Lorsque la recherche en histoire sociale (première mission) nous invite à déconstruire le « mythe de l’artisanat » entourant la faïencerie Boch, nous touchons au cœur de ce que la mémoire collective des ouvriers/ouvrières de chez Boch a retenu de ces années de travail. Cette dimension est d’autant plus forte que les interviews ont été réalisées pour la plupart à l’heure où la faillite définitive de la faïencerie Boch est amorcée/ voire entamée. Dès lors, la combinaison entre l’approche historique critique (perspective globale et analysée) et la démarche d’éducation permanente visant à la réappropriation d’une histoire (qui se veut impliquée et engagée) par ses acteurs/actrices, se révèle d’autant plus délicate que « Pour les anciens ouvriers et ouvrières, penser la faïencerie, c’est se penser eux-mêmes, se pencher sur leur propre vécu » écrivait le sociologue français Philippe Hamman, qui, dans un autre contexte, a récolté la mémoire ouvrière d’anciens faïenciers à Sarreguemines, dans le département de la Moselle (P. Hamman, 2002).

Ce n’est toutefois qu’une tension de façade qui soulève bien des défis pour l’écriture de cette histoire et la valorisation de la source orale. La lecture critique de cette mémoire collective, qu’apporte la perspective historique, peut être en soi un objet d’éducation permanente, permettant aux travailleurs et travailleuses d’appréhender le destin de la faïencerie Boch sous un autre regard. L’apport est aussi réel pour le chercheur. Si le récit que ces témoins nous offrent n’est pas toute l’histoire de la faïencerie Boch, ne perdons jamais de vue qu’ « avec eux, nous entrons dans l’humain » (Jean Neuville).

La source orale, une source incontournable pour l’histoire ouvrière ? Sans aucun doute. Les sources pouvant aider à étudier l’histoire du mouvement ouvrier et des travailleurs ont, en général, été mal conservées. Il ne s’agit pas non plus d’un groupe social très porté sur l’écrit et l’action prend naturellement le pas sur la conservation. L’oralité permet alors de combler les lacunes et de faire entendre la voix du monde du travail.