Dossier n° 6
Enquête orale sur la mémoire sociale des anciens coloniaux belges : retour d’expérience et réflexions méthodologiques par Florence Gillet (CEGESOMA)

Ce texte, issu du rapport final de la Journée d'études "Histoire orale en Belgique" (CEGES, 18 novembre 2011), détaille la méthodologie appliquée à une grande enquête menée par le CEGES sur la mémoire sociale des anciens coloniaux belges.



La conduite des entretiens

Toutes les interviews ont été réalisées au domicile des témoins, ceci leur évitant de devoir se déplacer et leur permettant d’être dans un environnement rassurant. Cela m’a permis entre autres de profiter de l’entretien pour mettre la main sur des archives inédites et parfois d’entrer en contact avec le conjoint du témoin qui avait également vécu au Congo. J’ai pu en outre me rendre compte dans certains cas combien l’expérience coloniale était encore présente dans le cadre de vie des personnes interviewées (décoration africaine de la maison, photos du Congo, etc.).

Lorsque je me suis lancée dans la préparation de cette enquête orale, et que je me suis plongée dans les ouvrages méthodologiques relatant l’expérience d’autres chercheurs, je me suis tournée également vers les travaux réalisés par les anthropologues. C’est chez eux que j’ai puisé l’idée de prendre la situation d’entretien comme cadre d’observation en instaurant la rédaction d’un carnet de terrain. Ce carnet m’a permis de récolter une série d’informations totalement étrangères à ma thématique de recherche mais offrant la possibilité, une fois l’entretien terminé, non seulement de me replonger dans l’atmosphère et les conditions de l’interview mais également d’enrichir mon analyse critique des propos échangés.

Sur la page de droite de mon carnet : les éléments factuels (qui, où, quand, avec quel matériel, les autres personnes présentes, les événements qui se déroulent autour de l’interview - interruption par le téléphone, par le conjoint - le décor, etc.) Sur la page de gauche : mon humeur du jour, l’impression à mon arrivée (mauvaise humeur du témoin, impression de déranger, accueil chaleureux, etc.), la relation instaurée avec le témoin, etc.

Exemple - Témoin n°5 :
« Je suis accueillie par sa femme car le témoin est parti se promener à vélo. Accueil très chaleureux et attente sur la terrasse avec un bon verre de jus d’orange. Le témoin arrive et est particulièrement bavard. Nous sommes interrompus une fois par le téléphone et une autre fois par sa femme qui tente d’intervenir pour donner son avis. L’interview prend des allures d’agréable conversation. »

Exemple - Témoin n°11 :
« Je tourne un peu pour arriver chez lui. J’arrive très en retard. Je me sens un peu mal à l’aise en entrant chez lui car la maison est sale et malodorante. Le témoin m’explique qu’il n’a plus touché à rien depuis le décès de sa femme il y a 4 ans. Le salon est entièrement décoré avec des souvenirs rapportés du Congo. Il y a un mur entier avec des armes blanches et des fusils. Pendant l’interview, le témoin est très nerveux, pleure tout le temps, utilise des propos violents. Son chien est très excité lui aussi et n’arrête pas de tourner autour de moi, de me lécher les jambes et de remuer bruyamment la queue. Je commence moi-même à être énervée. L’interview me paraît interminable. J’ai hâte que ça se termine. Je m’en vais sur les nerfs et soulagée »

Les informations qui sont récoltées dans le carnet de terrain sont essentielles car elles permettent de replacer l’interview dans son contexte et d’envisager l’impact humain sur le contenu des réponses aux questions. La personnalité de chacun des protagonistes occupe en effet une place prépondérante dans la façon dont le dialogue s’installe entre le chercheur et le témoin. Dans mon cas par exemple, le décalage générationnel avec les témoins a créé une situation d’interview propice à la transmission de connaissance et à la communication d’expérience. Par contre, il a parfois joué en ma défaveur en termes de crédibilité. Le fait que je sois une femme a peut-être joué également en termes de séduction et de bienveillance de la part des témoins.

Chacun de mes entretiens fut mené en 3 étapes : le préambule, l’interview et la conclusion. La réussite d’une interview dépend en grande partie de la confiance qui s’installe entre le témoin et le chercheur. Cela implique de pouvoir faire preuve à la fois d’une très grande pédagogie et d’une grande transparence vis-à-vis des personnes interviewées de manière à nouer dès le départ une relation seine et solide. Un bon préambule à l’entretien est donc indispensable. Il consiste à faire les présentations, expliquer de manière claire les objectifs et la philosophie du projet, détailler la façon dont va se dérouler l’interview, régler toutes les questions qui peuvent créer des malentendus ou des tensions. Il est essentiel par exemple de faire signer à la personne interviewée une convention qui stipule clairement les conditions d’utilisation de ses propos. Si l’interview est enregistrée, il convient de préciser les modalités de consultation et de copie de l’entretien. Dans le cadre du projet sur les anciens coloniaux, à une exception près, toutes les interviews ont pu être enregistrées et filmées. L’enregistreur a un gros avantage sur la prise de notes car il permet de ne pas attendre d’avoir terminé d’écrire pour passer à la question suivante et poursuivre l’entretien. Cela permet également de ne pas devoir se concentrer sur des notes et d’interagir plus facilement avec le témoin. Comme son nom l’indique, le cœur de l’interview constitue ensuite la partie centrale de l’interview. C’est ici que le plan d’entretien entre en jeux. Enfin, la conclusion permet d’aborder directement les questions d’opinion. En effet, si la personne interviewée peut être un peu tendue et sur la défensive au départ, il est permis d’espérer qu’elle soit plus sereine et donc plus encline à partager ses opinions et son point de vue personnel en fin d’interview.