Dossier n° 1
La mémoire orale du travail en Wallonie. Bilan et perspectives par Sven Steffens

Cet article synthétique a été édité en 2005 dans le cadre du chantier mené par l’Institut Jules Destrée sur l’histoire économique de Wallonie, dans Innovation, savoir-faire, performance. Vers une histoire économique de la Wallonie.



Conclusions et perspectives

Au total, le bilan s’avère partagé. D’une part, nous avons pu mettre en évidence une variété et une quantité impressionnante, peut-être même insoupçonnée de sources orales et d’études basées, en tout ou en partie, sur celles-ci. Certaines enquêtes représentent des apports très importants à l’histoire de l’innovation et des savoir-faire. D’autre part, nous avons dû constater que la grande majorité des sources éclairent davantage l’histoire de la vie quotidienne et forment ainsi un apport plutôt ponctuel ou indirect à l’étude du sujet. De plus, il s’est avéré que les sources orales restent, pour des raisons que nous avons évoquées, relativement méconnues et sous-utilisées. Par conséquent, il est très souhaitable qu’un inventaire des sources inédites et une bibliographie des publications soient réalisés. L’inventaire des sources et la bibliographie des publications devraient tendre à l’exhaustivité et, à leur tour, être complétés par un inventaire des émissions radiophoniques et télévisées relatives au monde du travail. Ensemble, ils pourraient constituer une première étape vers la mise sur pied d’un centre de la mémoire orale (du travail). Or, il est clair qu’un tel projet suppose une volonté politique consciente des enjeux qui sont non seulement d’ordre scientifique mais aussi d’ordre citoyen. Est-ce imaginable de créer un véritable centre de la mémoire orale en Wallonie où règne plutôt le localisme empêchant la formation de centres de documentation aussi bien organisés et aussi performants que le KADOC à Louvain ou l’AMSAB à Gand ? Ne négligeons cependant pas la possibilité de la création d’une structure du type "réseau", par exemple, par la mise en commun de catalogues informatisés et la collaboration à des projets communs.

L’intérêt de la création d’un centre ou d’un réseau documentaires résiderait, d’une part, dans la sauvegarde d’une documentation précaire. D’autre part, l’intérêt d’une structure bien pensée pourrait être de servir de relais logistique et méthodologique à des enquêtes futures. L’ancrage local des projets est sans aucun doute une nécessité mais une certaine interconnexion de ces projets et des résultats obtenus serait bénéfique et enrichissante pour tout le monde.

Sur le plan méthodologique, nous espérons que les contributions de René Leboutte et de Sylvie Delvenne donneront une impulsion à des enquêtes nouvelles ou au traitement d’enquêtes qui sont restées inexploitées. Nous pensons, par exemple, au fonds de témoignages de travailleurs de l’entreprise agro-alimentaire Dumont de Chassart (94) ; l’expérience serait d’autant plus intéressante qu’un important fonds d’archives de cette entreprise est également conservé (95). Aussi, au-delà de ce cas particulier, on pourrait envisager l’application de l’histoire orale à des études d’entreprises à l’instar des travaux réalisés sur les usines Michelin et Peugeot en France (96). Bien d’autres travaux scientifiques mériteraient d’être pris sinon comme modèle, du moins comme source d’inspiration (97). Et pourquoi ne pas envisager la rédaction d’un guide pratique, de haut niveau mais maniable, à l’instar de celui de Bruno De Wever et de Pieter François ? (98) Ce ne serait pas un "livre de recettes" à la prétention de fournir "la" bonne méthode, mais un outil méthodologique qui exposerait les différentes approches ayant fait leurs preuves sur le plan scientifique.

Sur le plan thématique, il serait souhaitable de combler les lacunes indiquées : Le travail des femmes, la formation professionnelle et le travail des jeunes, le travail des cadres, des gestionnaires d’entreprises et des ingénieurs, la formation de ces catégories socio-professionnelles, enfin et surtout, le travail au sein du secteur tertiaire. Il est temps de dépasser l’orientation par trop exclusive de la sauvegarde de la mémoire de l’ancienne Wallonie industrielle et rurale et d’aborder avec le tertiaire un domaine qui, déjà fondamental pour le développement de l’ancienne Wallonie industrielle et rurale, n’a fait que gagner en importance. En même temps, nous suggérons d’inclure dans des enquêtes à venir les aspects "innovation" et "savoir-faire", ce qui permettrait de renouveler l’approche des secteurs primaire et secondaire. Par ailleurs, tout en travaillant sur l’innovation et les savoir-faire, il est nécessaire de ne pas perdre de vue les inter-connexions possibles avec d’autres aspects, par exemple, le lien entre formation professionnelle, syndicalisme et accès au marché du travail, tel qu’une enquête gantoise l’a montré pour la construction métallurgique (99).

La documentation que nous avons relevée renferme une grande quantité d’informations intéressantes, mais celles-ci manquent souvent d’une appréciation critique et d’une mise en contexte. Ne pourrait-on pas envisager de "revisiter" certaines enquêtes de qualité afin de faire ressortir toute leur richesse et utilité pour la compréhension historique ? Au sujet de l’appréciation critique et de la mise en contexte nous voudrions signaler l’enquête orale de Bernard Zarca sur les artisans français et celle de Philippe Lucas sur la mémoire des ouvriers mineurs (100) qui présentent, à nos yeux, des exercices intellectuels particulièrement riches en enseignements.

Pour terminer, rappelons qu’un champ connexe et complémentaire de l’histoire orale attend encore une exploration systématique. Il s’agit des sources écrites émanant des classes populaires, notamment de sources autobiographiques (101). On en trouve en Wallonie, depuis la première moitié du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui (102). Si on accepte d’y inclure des textes dus à des auteurs ayant connu une ascension sociale qui les a fait sortir de leur milieu d’origine, ce corpus est numériquement important. Il suffit de penser aux mémoires d’hommes politiques comme Louis Bertrand, ancien ouvrier marbrier, ou Achille Delattre, ancien ouvrier mineur (103). Certes, les sources autobiographiques sont nettement moins nombreuses qu’en Grande-Bretagne, en France ou en Allemagne, mais leur nombre n’est pas négligeable pour autant. Ici comme dans le cas des sources orales, leur bonne utilisation et interprétation nécessitent une vision critique et contextualisée (104).


(94) Jean PUISSANT, « La mémoire d’une entreprise, Dumont de Chassart. Archives et mémoire orale », in : Daniel VAN OVERSTRAETEN (éd.), Miscellanea Marie-Rose Thielemans : sauvegarde et exploitation des archives d’entreprises. Actes de la journée d’étude du 21 mai 1986 / Behoud en valorisatie van de bedrijfsarchieven. Handelingen van de studiedag van 21 mei 1986 (Archives et Bibliothèques de Belgique / Archief- en bibliotheekwezen in België, n° spécial / extranummer, 29), Bruxelles, Archives générales du Royaume, 1987, p. 13–23.
(95) Chantal KESTELOOT, Nadine NAISSE, Inventaire des archives de l’entreprise Dumont de Chassart (1836–1968) déposées à l’Université Libre de Bruxelles par Alix et Renaud Dumont de Chassart, Bruxelles, Archives générales du Royaume, 1989.
(96) André GUESLIN (dir.), Michelin, les hommes du pneu. Les ouvriers Michelin, à Clermont-Ferrand, de 1889 à 1940 (coll. Le Mouvement social), Paris, Les Éd. de l’Atelier – Les Éd. ouvrières, 1993 ; André GUESLIN (dir.), Les hommes du pneu. Les ouvriers Michelin à Clermont-Ferrand de 1940 à 1980 (coll. Mouvement social), Paris, Les Éd. de l’Atelier – Les Éd. ouvrières, 1999 ; Nicolas HATZFELD, Les gens d’usine. 50 ans d’histoire à Peugeot-Sochaux (coll. Mouvement social), Paris, Les Éd. de l’Atelier – Les Éd. ouvrières, 2002.
(97) Citons Nicole GADREY-TURPIN, Travail féminin, travail masculin. Pratiques et représentations en milieu ouvrier à Roubaix-Tourcoing (coll. Problèmes), Paris, Messidor – Éd. sociales, 1982 ; Florian BLUMER-ONOFRI, Die Elektrifizierung des dörflichen Alltags. Eine Oral-History-Studie zur sozialen Rezeption der Elektrotechnik im Baselbiet zwischen 1900 und 1960 (Quellen und Forschungen zur Geschichte und Landeskunde des Kantons Basel-Landschaft, n° 47), Liestal, Verlag des Kantons Basel-Landschaft, 1993 ; Tamara K. HAREVEN, The Silk Weavers of Kyoto. Family and Work in Changing Traditional Industry, Berkeley – Los Angeles – London, University of Califormia Press, 2002.
(98) Cf. supra, note 19.
(99) Guy VAN SCHOENBEEK, « Leven, werk en strijd in de smidse van Vulcanus. Arbeidersleven in de Gentse metaalfabrieken », in : R[ené] DE HERDT, E[rik] DEMOEN (red.), Mondelinge geschiedenis, derde colloquium, 30 oktober 1983, handelingen, Museum voor Industriële Archeologie en Textiel, Gent, Stad Gent. Dienst voor Culturele Zaken, 1985, p. 52.
(100) Bernard ZARCA, Les artisans, gens de métier, gens de parole (coll. Logiques sociales), Paris, L’Harmattan, 1987 ; Philippe LUCAS, La rumeur minière ou le travail retravaillé, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1985.
(101) Voir Sven STEFFENS, Untersuchungen zur Mentalität belgischer und deutscher Handwerker anhand von Selbstzeugnissen (spätes 18. bis frühes 20. Jahrhundert), thèse de doctorat inédite, ULB, Histoire, 2000.
(102) Voir, à titre d’exemple, Henri CARTON DE WIART, La vie et les voyages d’un ouvrier foulon du Pays de Verviers au XVIIIe siècle, d’après un manuscrit inédit (Académie royale de Belgique. Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques. Mémoires, 2e série, t. 13, fasc. 1), Bruxelles, M. Lamertin et M. Hayez, 1920 ; René LEBOUTTE, L’archiviste des rumeurs. Chronique de Gaspard Marnette, armurier, Vottem 1857–1903 (Coll. d’Études publiée par le Musée de la Vie Wallonne, n° 6), Liège, Éd. du Musée de la Vie Wallonne, 1991 ; Gaston MANSY, On m’appelait « Bos d’fiér ». Souvenirs de vingt-cinq ans de fond, 2e éd., La Louvière, Écomusée régional du Centre, 1999 [19891] ; Louis SOQUAY, Parcours d’un ardoisier mineur, Neufchâteau, Weyrich Édition, 2003 (contient également quelques extraits d’interviews d’anciens ouvriers ardoisiers, voir p. 67–70).
(103) Louis BERTRAND, Souvenirs d’un meneur socialiste, Bruxelles, Maison Nationale d’Édition "L’Églantine", 1927, 2 vol. ; Achille DELATTRE, Souvenirs, Cuesmes, "Impricoop", Impr. Coop. du Hainaut, 1957.
(104) Voir R. LEBOUTTE, L’archiviste des rumeurs, op. cit. ; Sven STEFFENS, « Des apprentis de la Compagnie des Bronzes vers 1900 », in : Fabrique d’art. La Compagnie des Bronzes de Bruxelles (1854–1979), Bruxelles, La Fonderie, 2004, p. 76–95 (mise en perspective du témoignage d’un ancien apprenti).