Dossier n° 1
La mémoire orale du travail en Wallonie. Bilan et perspectives par Sven Steffens

Cet article synthétique a été édité en 2005 dans le cadre du chantier mené par l’Institut Jules Destrée sur l’histoire économique de Wallonie, dans Innovation, savoir-faire, performance. Vers une histoire économique de la Wallonie.



Des sources nombreuses mais mal connues

Dire que les sources orales existantes relatives au monde du travail en Wallonie sont nombreuses est une affirmation approximative qu’il serait hasardeux de vouloir chiffrer. Mais au stade actuel des choses, il peut difficilement en être autrement. À cela, il y a diverses raisons :

La notion-même de "source orale" n’est pas clairement définie. Aussi, nous plaiderons pour une acception large et ouverte.

Il n’existe aucun répertoire des sources audio et audiovisuelles originales ni aucune institution archivistique les centralisant matériellement et garantissant leur conservation. Ainsi, il est impossible d’avoir un aperçu précis des enregistrements ayant servi à publication – à supposer que ceux-ci aient été conservés –, voire des sources restées inédites (11). Seule une longue et fastidieuse recherche auprès des organismes et des personnes ayant pratiqué l’histoire orale pourrait combler cette lacune (12). Notons, au passage, une observation que nous avons pu faire au travers de contacts avec un certain nombre d’acteurs de l’histoire orale. Il semblerait qu’il règne parmi eux une attitude plutôt défavorable à la centralisation des documents. Si cette observation s’avérait exacte, il faudrait tenter d’en comprendre les raisons.

En ce qui concerne les sources publiées, leur collecte bibliographique est rendue malaisée par l’absence d’un outil ad hoc. Peu de bibliographies rétrospectives ou courantes contiennent des rubriques spécifiques à l’histoire orale (13), aucune n’est exhaustive (ce qui renvoie aussi à la question de définition de la notion de "source orale", nous y reviendrons). Afin de mesurer l’ampleur de la tâche, il faut en outre distinguer entre la publication d’une source orale comme telle sous la forme d’un livre ou d’un article a priori plus simple à repérer sur le plan bibliographique, et des publications qui font appel, entre autres, aux sources orales par la citation d’extraits plus ou moins longs. Or, les titres de la seconde catégorie de publications ne laissent guère transparaître le recours à des sources orales. Seule la lecture permet de s’en rendre compte.

Le dernier bilan en date des enquêtes d’histoire orale réalisées en Wallonie et à Bruxelles, et des voies multiples empruntées pour les mener à bien, est le colloque organisé, en 1982, à l’Université Libre de Bruxelles, intitulé « Mémoires collectives » (14). Les actes de ce colloque renferment la première et dernière bibliographie spécialisée en la matière qui ait vu le jour (15). Certes, encore récemment, deux historiens flamands ont souligné l’intérêt considérable des sources orales pour l’histoire économique et sociale, ainsi que pour d’autres domaines historiques. En 1999, Bruno De Wever (Universiteit Gent) a donné un bref survol des sources existantes dans sa contribution à l’ouvrage de référence par excellence en matière de sources historiques belges, alors que Leen Van Molle (Katholieke Universiteit Leuven) a mis en exergue, en 2003, l’apport des sources orales à l’histoire des entreprises (16). Cependant, ces deux articles de synthèse sont, de par leur nature, tout sauf exhaustifs et pèchent par une sous-représentation des sources orales francophones. Mais une fois de plus, il faut reconnaître qu’il est effectivement malaisé d’appréhender les dites sources en langue française.

Non répertoriées, seulement partiellement inventoriées par les bibliographies et peu connues des chercheurs, les sources orales restent également méconnues en raison de certaines difficultés d’accès aux documents. À l’absence d’une conservation centralisée des sources correspond leur grande dispersion. Quand elles sont publiées, elles connaissent en général une faible diffusion, surtout d’ordre local, car elles entrent rarement dans le circuit commercial de maisons d’éditions et de la librairie. Toutes les institutions conservant des témoignages ne disposent pas d’un répertoire de leurs propres sources et ne connaissent pas forcément le contenu des enregistrements ! Alors que la retranscription des témoignages faciliterait leur utilisation et augmenterait leur valeur, il faut constater qu’une partie seulement des documents est effectivement retranscrite. Certaines sources anciennes ne sont plus consultables parce que le matériel technique, vétuste ou tombé en panne, ne permet plus leur audition ou vision. Enfin, un certain nombre d’enregistrements sont purement et simplement perdus, voire effacés.

Un dernier élément défavorable à une bonne connaissance des sources orales consiste dans la reconnaissance très relative de leur valeur par le milieu académique. En dépit d’un discours officiel ouvert à ce type de documentation et malgré le recours à l’histoire orale par des chercheurs de divers centres (CEGES, CARHIF, Institut d’Études européennes, Institut Jules-Destrée, par exemple), les historiens professionnels affichent une certaine réticence nourrie d’une formation qui n’intègre que timidement les sources non-écrites (17). L’action d’Albert D’Haenens, promoteur pionnier de l’histoire orale en Belgique francophone, et l’action d’autres partisans de cette approche n’ont manifestement pas rencontré tout le succès escompté (18). Il faut cependant admettre que la qualité scientifique des sources produites est réellement variable, le meilleur côtoyant le pire. De ce point de vue, on regrettera l’absence de guides pratiques tels qu’il en existe en Flandre, élaborés par des spécialistes et s’adressant aux acteurs de terrain (19).

De ce qui précède, on peut conclure avec regret que les sources orales en Wallonie existent, mais qu’elles mènent une existence précaire, presque marginale. Or, cette forme de documentation historique est particulièrement riche, et en volume et en contenu. Elle l’est d’autant plus si l’on adopte un regard ouvert sur la notion de "source orale".




(11) Le même constat vient d’être fait en Flandre, voir Bart DE NIL, « Aspecten van arbeid(-ersbeweging) en cultuur voor 1940 : mondelinge geschiedenis », in : Brood & Rozen. Tijdschrift voor de Geschiedenis van Sociale Bewegingen, 2003, n° 4, p. 53–59. La localisation des sources restées inédites pose un sérieux problème. Où trouver, par exemple, les interviews menées à Cuesmes, à Andrimont et à Poperinge mentionnées par Marcel GILLET, « Patrimoine industriel et patrimoine ethnologique : l’aire culturelle septentrionale (nord de la France – Belgique) », in : Annales E.S.C., t. 35, 1980, n° 1, p. 167–175.
(12) À l’ULB, l’unité de recherche Sources audiovisuelles en Histoire contemporaine avait amorcé, en 1999/2000 une enquête pareille. Nous remercions son directeur Jean-Philippe Schreiber de nous avoir autorisé à consulter les renseignements récoltés à l’époque.
(13) Voir Jean FRAIKIN (dir.), Bibliographie 1987–1988, établie par Yves BASTIN et Louis DEMOULIN (Tradition wallonne), Bruxelles, asbl Traditions et Parlers populaires Wallonie-Bruxelles, 1989, bibliographie restée sans suite, et la bibliographie annuelle paraissant, depuis 1992, dans la revue gantoise TIC (Tijdschrift voor Industriële Cultuur).
(14) Mémoires collectives. Actes du colloque des 15 et 16 octobre 1982, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1984.
(15) Claude VILAIN, « Bibliographie », in : Mémoires collectives, op. cit., p. 297–314. Précisons qu’il s’agit d’une bibliographie sélective.
(16) Bruno DE WEVER, « Mondelinge bronnen », in : Patricia VAN DEN EECKHOUT, Guy VANTHEMSCHE (red.), Bronnen voor de studie van het hedendaags België, 19de–20ste eeuw, Brussel, VUBPress, 1999, p. 1245–1260 ; Leen VAN MOLLE, « Luisteren naar het verleden : het gebruik van mondelinge bronnen », in : Chantal VANCOPPENOLLE (ed.), m.m.v. Bart SAS, Een succesvolle onderneming. Handleiding voor het schrijven van een bedrijfsgeschiedenis (Algemeen Rijksarchief en Rijksarchief in de provinciën. Studia, n° 95), Brussel, Algemeen Rijksarchief, 2002, p. 147–165.
(17) L’histoire orale, sans être critiquée, est peu valorisée dans les derniers bilans historiographiques, voir Léopold GENICOT (dir.), Vingt ans de recherche historique en Belgique 1969–1988 (Crédit communal. Coll. Histoire, série in-8°, n° 82), [Bruxelles], Crédit communal, 1990, p. 372, 454 et 482 (d’autres mentions concernent l’histoire orale appliquée à l’Afrique) ; Peter SCHOLLIERS, Patricia VAN DEN EECKHOUT, « Social history in Belgium : old habits and new perspectives », in : Tijdschrift voor Sociale Geschiedenis, t. 23, 1997, n° 2, p. 147–181, ici p. 179–180. Florence DESCAMPS, L’historien, l’archiviste et le magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation (coll. Histoire économique et financière de la France, série Sources), Paris, Comité pour l’histoire économique et financière – Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, 2001, p. 2, constate les mêmes réticences en France.
(18) Voir, entre autres, le fascicule programmatique de Albert D’HAENENS, 150 ans de vie quotidienne en Wallonie. Clés pour une pratique historienne active, Namur, Éd. du CACEF, 1981.
(19) Voir, en particulier, l’excellent guide de Bruno DE WEVER, Pieter FRANÇOIS, Gestemd verleden. Mondelinge geschiedenis als praktijk (coll. Object, Methode, Toepassing), Brussel, Vlaams Centrum voor Volkscultuur, 2003. Depuis le printemps 2004, le Vlaams Centrum voor Volkscultuur (Bruxelles) a créé un site internet concernant l’histoire orale (www.mondelingegeschiedenis.be).