Dossier n° 1
La mémoire orale du travail en Wallonie. Bilan et perspectives par Sven Steffens

Cet article synthétique a été édité en 2005 dans le cadre du chantier mené par l’Institut Jules Destrée sur l’histoire économique de Wallonie, dans Innovation, savoir-faire, performance. Vers une histoire économique de la Wallonie.



Quand l’histoire orale parle d’innovation et de savoir-faire en Wallonie

Dans l’ensemble, il est exceptionnel de voir des enquêtes orales traiter d’innovations et de transitions engendrées par celles-ci. Il est moins exceptionnel de voir les enquêtes traiter de savoir-faire, mais alors, il y est peu question de changements et de transitions.

En ce qui concerne l’histoire de l’innovation en Wallonie, il s’impose de citer, en premier lieu, les différentes collectes de la mémoire orale effectuées, sous la direction de Jean-Jacques Van Mol et par lui-même, dans les villages de la vallée du Viroin, d’une part, et à Couvin, d’autre part. Dès 1978, l’équipe de l’Écomusée de la Région du Viroin (aujourd’hui Écomusée du Viroin), à Treignes, a interviewé un grand nombre de paysans et d’artisans de la région. En outre, Jean-Jacques Van Mol a interrogé des ouvriers, des cadres et des chefs d’entreprises de fonderie à Couvin. Il en est résulté une petite série d’ouvrages qui forment une contribution majeure à la reconstitution et à la compréhension de plusieurs phénomènes : La mécanisation de l’agriculture de cette zone au sud du Hainaut ; l’apport de l’artisanat à ce changement ; l’évolution des fonderies couvinoises de poêles et du travail en fonderie (3). L’étude sur l’agriculture est d’autant plus importante que la principale analyse de l’histoire économique de l’agriculture belge, due à Jan Blomme, aborde la question de la mécanisation seulement de manière succincte (4). Signalons que l’évolution de la saboterie sous l’influence de la mécanisation sera traitée dans un ouvrage en préparation.

L’optique choisie dans les ouvrages précités varie. L’étude est très structurée thématiquement dans l’ouvrage sur la mécanisation de l’agriculture tout en laissant une large place à des extraits d’interviews qui illustrent chaque pas de l’analyse. En revanche, le thème de l’innovation n’est pas vraiment analysé dans les ouvrages sur les artisans et les fonderies, qui se présentent davantage comme publications de sources "brutes" sous la forme d’une succession d’interviews ou de résumés d’interviews.

Une approche très différente caractérise les synthèses historiques que Claude Gaier a consacrées à l’armurerie et à la houillerie liégeoises en recourant, entre autres, à des témoignages oraux (5). L’intention de l’auteur n’était pas de faire principalement de l’histoire orale ou de publier des sources orales. Au contraire, Claude Gaier s’est servi d’une vaste gamme de sources dont des sources orales et il a renoncé à citer ces dernières textuellement. C’est dans le même esprit qu’il a rédigé la deuxième partie de l’historique de la Fabrique Nationale de Herstal, qui repose partiellement sur des interviews (6). Ici, les témoignages et leur spécificité, l’oralité et la subjectivité, se fondent complètement dans un exposé qui, du reste, est d’une grande qualité scientifique et très attentif aux questions d’innovation et de savoir-faire.

Une thèse de doctorat en cours à l’Université de Liège, patronnée par Robert Halleux, doit être mentionnée et ce pour plusieurs raisons. La recherche de Dawinka Laureys porte sur un secteur de pointe, à savoir la participation de la Belgique à l’European Space Agency (ESA), que l’auteure explore, entre autres, à l’aide d’entretiens. Les témoins interrogés sont non seulement des industriels, mais aussi des scientifiques et des décideurs politiques (7). L’exemple montre à souhait que l’histoire orale n’est nullement confinée à des secteurs traditionnels, voire disparus.

Certaines enquêtes orales ont servi à la reconstitution de techniques de fabrication : Fabrication de la soie dans l’entreprise Fabelta, à Tubize, par exemple, ou fabrication du beurre au Pays des Collines (8). Sans préjuger de la pertinence de ces travaux amateurs (au sens noble du terme) qui procèdent surtout par compilation, il faut remarquer que ces enquêtes qui portent sur l’histoire des techniques ‘effacent’ la parole individuelle des personnes interviewées au profit d’un récit factuel et impersonnel. Sinon, la démarche est légitime et vient d’être encouragée par René De Herdt, directeur du MIAT (Museum voor Industriële Archeologie en Textiel) à Gand (9).

Si, dans bon nombre d’enquêtes, les savoir-faire jouissent clairement d’une plus grande attention que les innovations, cet intérêt se porte en premier lieu sur les métiers "traditionnels" et leurs techniques révolues aujourd’hui, métiers artisanaux des campagnes à caractère pré-industriel, métiers industriels à forte composante manuelle. Le souci, légitime, de conserver la mémoire de savoir-faire "traditionnels" en voie de disparition entraîne alors une vision "figée" qui s’arrête précisément avant la description de la modernité – supposée connue ? – qui les a supplanté. Des exemples représentatifs de cette approche sont les interviews biographiques du cloutier René Semal par Michel Révelard, et du charron Auguste Soupart par Alain Dewier (10).

Bien que, en matière d’histoire de l’innovation, des savoir-faire et de leur interaction, l’essentiel reste à faire, les sources orales existantes relatives au monde du travail en Wallonie méritent d’être regardées de plus près, d’être présentées et analysées. En effet, elles sont nombreuses mais mal connues ; elles renferment une foule d’informations intéressantes sur d’anciens savoir-faire et, parfois, sur des savoir-faire nouveaux et le passage des uns aux autres, mais elles sont sous-utilisées dans les travaux universitaires ; et bien qu’elles accusent fréquemment, du point de vue scientifique, des faiblesses et des problèmes, elles peuvent s’avérer précieuses après avoir subi la critique nécessaire ; par ailleurs, pointer leurs faiblesses et problèmes peut contribuer à ce que de nouvelles enquêtes y échappent. À terme, ce serait une meilleure collaboration entre chercheurs universitaires et acteurs de terrain qui garantirait que les objectifs et aspirations des uns et des autres soient rencontrés.


(3) Jean-Jacques VAN MOL, Vital DEFORGE, Paysans et paysages au pays du Viroin. Chronique du 20e siècle (coll. L’homme et son terroir), Treignes, Éd. DIRE – Écomusée de la Région du Viroin, 2002 ; voir aussi Jean-Jacques VAN MOL, Le paysan et la machine. Innovations techniques en agriculture en Belgique aux 19e et 20e siècles (coll. L’homme et son terroir, n° 3), Treignes, Éd. DIRE – Centre d’études et de documentation archéologiques, 1998 ; Jean-Jacques VAN MOL, Wlady QUINET, Artisans et terroir (Tradition wallonne, n° 16), Bruxelles, Ministère de la Communauté française de Belgique, 1999 ; Jean-Jacques VAN MOL, Fonderies de fer et poêleries en région couvinoise (coll. Enquêtes et témoignages du monde industriel, n° 1), Liège, Patrimoine industriel Wallonie-Bruxelles, 2004.
(4) Jan BLOMME, The Economic Development of Belgian Agriculture, 1880–1980. A Quantitative and Qualitative Analysis (Studies in social and economic history, n° 25 – Studies in belgian economic history, n° 3), Leuven, Leuven University Press, 1993.
(5) Claude GAIER, Cinq siècles d’armurerie liégeoise, [nouv. éd. rev. et augm.], Alleur, Éd. du Perron, 1996 [19761] ; IDEM, Huit siècles de houillerie liégeoise. Histoire des hommes et du charbon, Alleur, Éd. du Perron, 1988.
(6) Auguste FRANCOTTE, Claude GAIER, FN-Browning. 100 ans d’armes de chasse et de guerre, Bruxelles, Didier Hatier, 1989.
(7) Les interviews font partie de la documentation utilisée dans trois articles : Dawinka LAUREYS, « Un petit pays dans la Big Science. Contribution de la Belgique aux origines de l’Agence Spatiale Européenne », in : Archives internationales d’Histoire des sciences, t. 51, 2001, n° 147, p. 318–351 ; IDEM, Belgium’s Participation in the European Space Adventure (ESA History Study Report, n° 29), Noordwijk, ESA, 2003 ; IDEM, « Les débuts chaotiques de l’Europe spatiale. Des conférences spatiales à l’ASE : le rôle de la Belgique », in : La Revue pour l’histoire du CNRS, n° 10, mai 2004, p. 44–56.
(8) Guy CORNEZ, Cellule mémoire populaire Brabant wallon, Fabelta-Tubize, 1900–1983. Première partie : Procédés de fabrication, histoire de la soierie. Deuxième partie : Documents photographiques, Nivelles, Cellule mémoire populaire Brabant wallon, 1986, 2 vol. ; Du lait ... au beurre, ou, Un siècle d’histoire au pays des collines. Première partie : La pratique traditionnelle, par Odette TRIFIN. Deuxième partie : L’industrialisation, par Jean RIVIÈRE (Évolution des techniques, t. 2), La Hamaide, La Hamaide village-vivant asbl – Cercle d’Histoire et d’Archéologie rurale, 1989.
(9) René DE HERDT, « Mondelinge geschiedenis in technische en industriële musea. Inventarisatie en studie van oudere technieken », in : Oost-Vlaamse Zanten. Tijdschrift voor Vlaamse Volkscultuur, t. 76, 2001, n° 3, p. 204–212.
(10) Michel RÉVELARD, « Une rencontre avec le dernier cloutier du pays de Charleroi », in : Tradition wallonne, t. 7 : Le Hainaut II, 1990, p. 197–211 ; Alain DEWIER, « Souvenirs d’une vie de travail. Auguste Soupart, charron », in : El Mouchon d’Aunia. Culture et mémoire régionales, n° 2, avril, mai, juin 2002, p. 7–8.